Au fil des jours

Je livre ici comme l'écrit, Mohamed Mbougar Sarr, dans "La plus secrète mémoire des hommes" : "[...] la patrie de l'intérieur, celles des souvenirs chaleureux et celle des ténèbres glacés, [...]

  1. Pour tout dire
  2. Gerland et la photo
  3. Rimbaud
  4. Les Maufrais
  5. J.K. Galbraith
  6. Un 11 septembre

Au fil des jours, les jours défilent. Un peu comme un paysage au travers de la vitre d’un véhicule en marche que nous ne pouvons arrêter. Nous essayons de garder des traces du chemin, quelques souvenirs.

Nous sommes tenter témoigner d’hier. Mais, notre mémoire est sélective et arbitraire. Elle ne garde souvent du passé que ce qui rend le présent supportable. Finalement, se souvenir n’est peut-être que l’illusion de pouvoir arrêter le temps.

Alors, j'ai voulu, ici, faire une halte sur quelques épisodes d'hier.

Je commencerai par mon père. Je garde en mémoire l’image d’une photographie. Mon père me tient la main. Nous sommes devant le stade de Gerland à Lyon. 

Mon père est Stéphanois. Je suis Lyonnais. Chaque année, nous allions assister au derby Lyon-Saint-Etienne. L’ambiance était bonne enfant. Les supporters des deux camps rassemblés. On se chahute, on se « chambre » par rapport à ce qui se passe sur le terrain. On chante, on encourage. Il arrive que deux excités en viennent aux mains. Aussitôt, des supporters des deux camps se précipitent, les séparent en les rappelant à plus de civilité et d'esprit sportif. Voilà, l’incident est déjà terminé comme si rien ne s’était passé. 

Et puis, le match, arrive à son terme. On rentre chez soi, heureux ou déçu selon l’équipe qui a gagné. Mon père qui penche plutôt pour l’équipe de Saint-Etienne est satisfait si les « verts » ont gagné. Mais il est encore plus heureux devant ma joie si c’est Lyon qui a la victoire. Finalement, il gagne à chaque fois.

Aujourd’hui, un Lyon-Saint-Etienne s’apparente à une guerre (mais également d’autres rencontres de football). On a séparé les (hordes) groupes de supporters, établit un protocole de sécurité pour l’entrée dans le stade, pour l’attribution des places et pour quitter le stade. On a placé, parait-il, 300 caméras, visualisées constamment par des observateurs. Le terrain est entouré par des « stadiers » qui surveillent en permanence les tribunes. N’oublions pas non plus la police mobilisée en nombre pour la circonstance. Aujourd'hui, ce n'est plus que violences, invectives, insultes que l'on a bien du mal à contenir. On crie presque victoire quand on a évité l'envahissement du terrain pour s'en prendre à l'arbitre, aux joueurs adversaires voir à l'équipe que l'on supporte. Pendant combien de temps encore va-t-on devoir supporter ces "supporters" ?

C’est, à Lyon. C’est à Saint-Etienne…. C’est partout en France et ailleurs.

Voilà ! Qu’est-ce qui s’est passé en 60 ans pour en arriver à un tel " ensauvagement ", à une telle démesure, à une telle " décivilisation "

C’est à ne plus rien comprendre, à ne plus rien reconnaitre. Heureusement, il me reste la photo.

J’avais quinze ans, je découvrais le monde et ce que je pressentais depuis l’enfance m’est apparu dans sa brutale réalité. Un monde d’injustice, de violence, de médiocrité et d'hypocrisie. Tout compte fait, c’est la médiocrité et l'hypocrisie qui m’a le plus dégouté. L’injustice et la violence, il peut arriver que l’on s’y fasse. Mais la médiocrité ou l’hypocrisie… jamais. Que me restait-il : l’action violente, accroché à l’illusion de tout pouvoir changer ? Le suicide, j’y ai songé. Moi, je ne me voyais pas vivre dans ce monde. Illusion bien vaine. Me penser différent des autres m’a sauvé la vie. J’avais quinze ans. Il est des rencontres, des lectures qui à l’adolescence vous sauvent la vie. J’aurai l’occasion d’en reparler. Rimbaud est de ceux-là.

J’ai lu que certains se posent la question de savoir si Rimbaud était de gauche ou de droite. Il me semble qu’ils n’ont rien compris. Rimbaud était un révolté, pas un révolutionnaire. Il se rebelle contre la religion, la morale bourgeoise bien sûr mais, aussi contre les conventions, les idées toutes faites, les leçons apprises par choeur. Il éprouve, c'est attesté, des sympathies pour la commune de Paris. Il est révolté contre la bêtise d'un ordre injuste, desséchant et hypocrite. Mais, je ne pense pas qu’il soit idéologiquement avec les communards. Leurs chemins se croisent un moment. Rimbaud n’a pas d’écurie ni de fil à la patte. Il n’a pas d’étiquette. C’est un idéaliste peut-être mais, ce n’est pas un idéologue. Rimbaud est et restera sa vie entière un éternel insurgé.

Le révolté ne veut pas le changer le monde, il ne veut pas se conformer à l’ordre établi, c'est tout. Il se pense en marge. Le révolutionnaire comme le révolté, sont en lutte contre le monde tel qu’il est. Mais lorsque le révolutionnaire s’arrête le révolté continue. Quand la révolution triomphe, un nouvel ordre s’établit. Le triomphe d’un ordre nouveau ne calme pas son mal-être, car son mal-être est d'une autre nature, face à l’absurdité et la médiocrité du monde. Les idées toutes faites, contre lesquelles il se révoltait, n’ont souvent fait que d’être remplacées par des nouvelles. Le révolté, s’il lui arrive de se conformer un moment à la norme, ce n’est jamais pour longtemps. Il ne s'y résout jamais vraiment. Il le subit et vient toujours le moment où il retrouve sa révolte primitive.

Rimbaud n’est pas le petit fantassin d’un idéal qu’il faut à tout pris servir. Sa liberté est au-dessus de tout. Obéir aux consignes sans dire son mot, tout cela le rebute. Il crie bien haut ce qu’il pense. Il exprime sa pensée, ses opinions en toute liberté sans faire référence à un quelconque catéchisme. Il vit la vie qu’il a choisi sans s’enfermer dans un rôle. Même celui du poète. Rimbaud a surement eu conscience de ce qui l’attendait s’il continuait à écrire et s’il restait sur place. Il eut envie d’une autre vie.

Je perçois Rimbaud comme cela à travers ses écrits, mais surtout sa vie. Sa vie d’écrivain surement, mais également sa vie après l’écriture. Rimbaud est inclassable. Chacun voit Rimbaud a sa manière, un peu comme cela l’arrange, et moi aussi sans doute. Chacun le pare de ses propres habits. Chacun se l’approprie et lui fait porter ses rêves, ce qu’il est et peut-être bien plus, ce qu’il voulait être et qu’il n’est pas.

Rimbaud quitte l’Europe à 20 ans. Il cesse d’écrire. Il commence une autre vie. Il veut vivre une autre vie, être un autre, penser différemment. Il rejette ce qu’il a été et qui peut être l’a déçu. Il le dit dans le Bateau ivre : « Les aubes sont navrantes ». Il est mort à 37 ans. Sûrement, a-t-il eu la prescience de sa mort. A 20 ans, a-t-il compris qu’il était à la moitié de sa vie ? Alors, il souhaite surement que les années qui vont suivre soient différentes. Il va vivre une autre vie et penser autrement. Cesser l’écriture est surement pour lui une nouvelle forme de révolte. Une révolte contre une société qui voulait l’enfermer dans le statut de poète et Rimbaud ne supporte aucun statut. Il ne finira pas l’Académie française. Il ne voulait pas se retrouver du côté des plus nombreux, devenir prisonnier de l’admiration réelle ou feinte du monde qui l’entourait. C’était surement pour lui un plaisir jouissif de se sentir rejeter, voué au diable. Alors, il part. Les fleuves l’ont laissé descendre où il voulait.

En résumé, voici, quelques vers.

Révolte, voici mes larmes, voici mes pleurs.

Délivre-moi du bien, poète, je t’implore.

Toi qui connus l’opprobre et puis l’humiliation,

Viens, fais-moi partager tes illuminations.

Et pour la liberté et par la solitude,

J’ai arraché de moi leurs pales certitudes.

Idées bien pensantes qui partout prolifèrent.

Et je partis pour une saison en enfer.

Rêveur impénitent allongé sur la berge,

Je cherchais l’étoile que la folie héberge.

Ivre d’une errance, le bateau que je pris

Dériva sur les désordres de mon esprit.

Conscience de l’inconscient, nuit originelle,

Utopie, hors du temps, images obsessionnelles.

La vision d’un visage, tourments affectifs,

Transport dans l’abime des élans primitifs.

Vomissant les relents de leurs pensées funèbres

Survint la lumière, traversant mes ténèbres.

Je me suis délivré de ce qui asservit.

J’avais quinze ans, pas plus, tu m’as sauvé la vie.

Tu m’as donné le souffle, tu m’as pris la main.

Tu m’as aidé à vivre au moins jusqu’à demain.

Je n’étais pas comme eux, je n’étais pas commun.

Ils étaient si nombreux et moi, je n’étais qu’un.

Et si j’ai malgré moi dû entrer dans la danse,

J’ai malgré tout vécu en gardant ma cadence.

Ma jeunesse est passée. Ton empreinte est restée.

Je suis toujours pareil, je peux en attester.

Je pense avec doute, mais toujours sans censure

Quel que soit le propos, quel que soit la blessure. 

La révolte renait, soubresaut de la chair

Que la pensée anime, ultimes surenchères.

 

A 20 ans, j'étais révolutionnaire. Mais, je voulais révolutionner ma vie pas la société. La société peu m'importait. Rimbaud écrivait "changer la vie". Changer sa vie, pas le monde ou changer son rapport au monde.

Je n’aime pas la droite et la gauche m’emmerde. Dans une réunion, entouré de gens de droite, je deviens révolutionnaire simplement pour voir la tronche qu’ils tirent. Face à des mecs de gauche j’ai un discours de droite voir d’extrême droite, et pourquoi pas, ça dépend de l’avancée de la soirée, de la forme du moment et aussi, il faut bien l’avouer, de ce que j’ai picolé. Je deviens écologiste devant des climato-sceptiques. Je nie le réchauffement climatique en présence des petits bonhommes verts, rien que pour leur donner des boutons.  Quand j’entends des propos racistes me vient l’envi de cracher à la gueule de ces connards. Face à des activistes antiracistes, je laisse volontairement planer des doutes sur mes convictions. C’est comme ça. Même si le racisme me répugne. Je suis athée avec les croyants, mais il me plait de défendre la religion devant un parterre de bouffeurs de curés. Je peux être rationaliste jusqu’au bout des ongles et puis subitement venir à la rescousse de pensées les plus mystiques.

Peut-être parce que je porte toutes ces idées en moi… ou que j’aime bien emmerder le monde. Emmerder pour le plaisir. Surement. Mais aussi parce que tout n’est pas blanc ou noir et que les raisons de l’autre m’importe. Penser, c’est toujours laisser dans notre univers intellectuel de la place pour les idées des autres.

Je ne peux pas me sentir d’un camp. Je veux dire d’un seul camp. Je ne peux être d’un parti, d’un syndicat, d’une école de pensée, d’un clan, d’une chapelle. Je ne veux pas d’un collier et d’une laisse, d’une obligation ou d’une seule manière d’être et de penser. Penser, vient du latin « pensere » qui signifiait peser. Penser, c’est peser le pour et le contre. C’est mettre en balance des arguments contradictoires. Et selon, les plateaux de la balance peuvent aller d’un côté ou de l’autre. Donc penser, c’est quelques fois pencher d’un coté, quelques fois de l’autre. Certains pensent toujours pareil. C’est parce qu’ils ne pensent pas. Ils pensent juste ce qu’il faut. Raisonnablement. Ils pensent comme ils baisent. Juste pour l’hygiène.

J’ai des convictions qu’il me plait de défendre bec et ongles, le cas échéant bien sûr. Mais toujours le doute est en moi. Et, si j’avais tort ou que les arguments des autres possédaient aussi une part de vérité aussi minime soit elle. Ne mériterait-elle pas que je l’accueille. D’ailleurs penser sans douter, est-ce encore penser ? Penser sans douter, c’est monstrueux. L’absence de doute n’a fait qu’engendrer des monstres. Et puis j’aime trop ma liberté de penser. Ne faire que relayer la parole d’une organisation ou d’une école de penser m’est tout simplement insupportable, même s’il faut le payer au prix de la solitude et de l’opprobre. 

Je ne supporte pas d’être le bon petit soldat d’un idéal, d’une idéologie, d’une religion, d’une cause, même la plus belle, à servir coute que coute. Je n’ai pas l’âme militante. On me l’a reproché. Le militantisme, peut avoir ses lettres de noblesse, je l'admets. Mais j'ai bien peur d’en être pour toujours indigne.

 

Et puis penser, c’est savoir s’élever au-dessus de la banalité du quotidien, là où la mélancolie est sans limite… d’une infinie tristesse.

Nous voilà, bien loin de Rimbaud me direz-vous. Rimbaud ? Ah, oui, Rimbaud !

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maufraisfilsVers le mois de mars 1950, un indien de Guyane retrouve du matériel abandonné et un carnet de voyage. La nouvelle ne sera connue en France métropolitaine qu’au mois juillet suivant. Il s’agit de celui de l’explorateur Raymond Maufrais parti, le 26 septembre 1949, pour rejoindre à pied avec la seule compagnie de son chien les mythiques monts Tumuc-Humac et ainsi établir la jonction Guyane-Brésil par le fleuve Jari.

Quelques années au paravent en 1946, après avoir avec son père participé à la Résistance, il se lance au Brésil dans une expédition au Matto Grosso. L'entreprise n’est pas un réel succès. Il récidive en 1947, cette fois avec plus de réussite. Il revient en France pour entreprendre la rédaction de son ouvrage : « Aventures au Matto Grosso ». Deux années en plus tard, il décide de se lancer dans une nouvelle aventure. On ne le reverra jamais. Son carnet de voyage sera édité sous le titre : « Aventures en Guyane ».

 

Dans les années 1954-1955, j’étais enfant. Evidemment, je n’avais jamais entendu parlé de Raymond Maufrais. J'entendais la radio lorsque mes parents l’écoutaient. Nous prenions "Le crochet radiophonique" de Zappy Max, «" Malheur aux barbus, Signé Furax ", " Bonjour les amis " sur radio Luxembourg etc… et puis aussi les informations et les " réclames ".

Posteradio

 

C’est comme ça qu’à l’époque, j’ai entendu parler de cette histoire, à laquelle je ne prêtais guère d’attention, d’un homme parti à la recherche de son fils disparu dans la forêt amazonienne quelques années plus tôt et qu’il continuait à chercher malgré les échecs répétés. On en parlait aussi autour de nous. Les uns pour le trouver admirable, les autres le prenaient pour un illuminé sympathique, quelques uns encore lui réservaient de la moquerie et parfois du mépris comme généralement tous ceux qui se sentent incapables d’accomplir des actes sortis de l’ordinaire car des gens comme Maufrais les mettent face à leur propre lâcheté, à leur esprit véléitaire, à une vie différente dont ils rêvent et qu’ils n’auront jamais. Ils veulent à ces gens là, faire payer leur médiocrité.

Les livres d'Edgar et Raymond Maufrais publiés dans la collections Points

AventuresenGuyane   Alarecherchedemonfils

 

Le 18 juiillet 1952, Edgar Maufrais, le père de Raymond, quitte la France pour partir à la recherche de son fils persuadé qu’il vit toujours quelque part. Il avait 52 ans. Ce projet était le sien depuis que le 7 juillet 1950, il appris par la presse la disparition de son fils. Il passa douze années de sa vie en expédition au prix de multiples privations, d’éfforts démesurés, bravant tous les dangers. Il découvrit des lieux et des tribus dont à l’époque personne n’avait connaissance. Malgré ces recherches obstinées, il ne retrouvera jamais son fils ni même un indice lui permettant de connaitre le sort qui a pu être le sien. Du journal de ces expéditions sera tiré le livre : « A la recherche de mon fils ». Epuisé, il rentrera définitivement chez lui à Toulon en 1964, à l’âge de 64 ans. Il mourut dix ans plus tard.

Une association Les amis de Edgar et Raymond Maufrais " contribue à garder vivante leur mémoire. Pour en savoir plus et consulter son site cliquez sur le lien suivant : aeerm.free.fr

Il existe un documentaire "Au nom du fils"  de 2003 sur l'expédition d'Edgar Maufrais (écrit et réalisé par Philippe Jamain - ABER Images).  Celui-ci n'est apparemment plus disponible sur Youtube. Peut-être, le retrouverez-vous ? 

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L'oisiveté est un vilain défaut, dit-on. Il est pourtant des jours où l'on a raison de ne se consacrer à rien. Je flânais l'esprit ouvert à tout et à pas grand-chose, absorbé à ne surtout rien faire ni rien penser. Fouillant bien innocemment dans le bac d'un bouquiniste, je découvre un livre petit format, édité chez Grasset, de J.K. Galbraith, un essai intitulé " Les mensonges de l'économie ".Galbraith

L'auteur ne m'est pas inconnu. Je l'ai découvert dans les années 1970. A l’époque, je faisais des études de Droit et d 'Economie, tout en rêvant voyages et grands espaces. Bref, je « m’emmerdais ».  Il a été pour moi comme une bouffée d'air dans ce monde compassé de l'Université. Depuis ce temps, il fait partie, pour moi, des économistes (un peu comme Bernard Maris) qui savent mettre leurs connaissances à la portée de tous et qui n'hésitent pas à sortir de leur discipline pour voir plus loin que le bout de leur théorie. S'ils ont une démarche de sérieux scientifique, ils ne réduisent pas la vie et la réalité du monde à quelques courbes qu'ils nous assènent comme la preuve de vérités indiscutables. Ces gens m'horripilent et leurs courbes aussi. Pour les courbes, soit dit en passant, il en est d'autres plus agréables.

Courbes3

Mais ce n'est pas là que je voulais en venir.

Je feuillette le livre dans le plus grand désordre et revenant à l'introduction, je trouve ces quelques passages :

"[...] il faut comprendre qu'il existe un décalage permanent entre les idées admises [...] et la réalité. Et, au bout du compte, on ne s'en étonnera pas, c'est la réalité qui compte."  Il faut espérer que oui, mais la force des moyens de communication des puissants et des menteurs de tous poils, conjuguée à la bêtise assumée de ceux qui les écoutent et les croient, peut, à certains moments de découragement, nous en faire douter.

Plus loin : "j'en ai conclu que la réalité est bien plus brouillée par les inclinaisons sociales ou individuelles, ou par les intérêts financiers de tel ou tel groupe, dans le domaine économique ou politique que dans tout autre domaine."

Et puis, il précise : " [...] sur la base des pressions financières et politiques et des modes du moment, la théorie et les systèmes économiques et politiques en général cultivent leur propre version de la vérité. Une version qui n'entretient aucune relation nécessaire avec le réel. Personne n'est particulièrement coupable : on préfère, et de loin, penser ce qui arrange chacun. [...] Ce qui arrange chacun, c'est ce qui sert ou ne gêne pas les intérêts économiques, politiques et sociaux dominants. La plupart des auteurs de ces " mensonges " [...] ne sont pas volontairement au service de ces intérêts. Ils ne se rendent pas compte que l'on façonne leurs idées, qu'ils se font avoir. Rien de juridiquement répréhensible [...] Et aucun sentiment sérieux de culpabilité, mais très probablement, de l'autosatisfaction."

Voilà quelques phrases qui font du bien à entendre et qui, indépendamment des chapitres, de l'ouvrage, qui suivent, disent clairement de simples vérités.

John Kenneth Galbraith, est né le 15 octobre 1908 à Iona Station - Ontario (canada) et mort le 29 avril 2006 (à 97 ans) à Cambridge (États-Unis). Il fut le conseiller économique de plusieurs présidents des États-Unis. Il a été diplomate. Il a également enseigné dans les années 1970 dans plusieurs universités européennes.

Il développe une théorie s'inspirant de Keynes et des Institutionnalistes, tout en restant très hétérodoxe. Il sera très critique vis-à-vis de la politique de dérégulation menée par Ronald Reagan et de l'intégrisme économique de Milton Friedmann.

Se situant parmi les keynésiens de gauche, Galbraith critique la théorie néo-classique de la souveraineté du consommateur ainsi que du rôle autorégulateur du marché. Galbraith construit la notion de "technostructure" qu'il développe dans "Le nouvel État industriel" (le pouvoir dans les entreprises n'est plus aux mains des actionnaires, il a été confisqué par les "managers" qui ont ainsi crée une nouvelle classe, une sorte de bureaucratie  et celle de "filière inversée" dans son livre " L'Ère de l'opulence ". Le principe est le suivant : « Ce sont les entreprises qui imposent des produits aux consommateurs, et non l'inverse ». Autrement dit, il considérait que la notion d'économie de marché n'était en aucun cas pertinente et ne pouvait refléter ni expliquer la réalité. 

Sur l'économie de marché, voir également sur ce site l'ouvrage de Karl Polanyi " La grande transformation. grdetransf01 de Karl Polanyi, écrit en 1944 et décrivant la " société de marché " comme une construction socio-historique et non comme une donnée de la culture humaine."

Il écrira tout au long de sa carrière de nombreux ouvrages pour expliquer sa pensée.

J'ai découvert Galbraith avec son ouvrage " Le nouvel État, industriel ", paru en 1967. Le ton du livre m'avait séduit. Bien que les démonstrations, auxquelles il se livrait, soient solides et fort étayées, le ton contrastait avec les économistes qu'ils m'étaient donnés de lire à cette époque. Je me souviens d'un propos sur la nécessité pour l'école libérale classique de ne pas intervenir pour l'État dans le jeu de la libre entreprise. Et Galbraith écrivait : (je cite de mémoire) : "Il est autant jouissif de prendre la main dans le sac un tenant de cette théorie touchant des subventions d'État, que de surprendre un raciste à la sortie d'un bordel noir ".

Le personnage m'avait paru attachant et sortant des conventions de langage du monde feutré de l'économie. Pour moi, il ne devait pas être comme tous les autres, que ce soit dans la forme comme dans l'analyse et dans les conclusions qu'il en tirait.

En lisant, cet ouvrage trouvé par hasard, je me dis que les écrits de 1967 de Galbraith n'ont pas vieillis même s'ils demanderaient sans doute une actualisation et qu'il a gardé de cette époque une fraicheur d'esprit, une recherche de la vérité et une exigence de lucidité, sans soucis de compromission. Je crois que John Kenneth Galbraith écrivait et pensait sans crainte de déplaire. Et les gens qui n'ont pas peur de déplaire sont ceux qui me plaisent.

Richard Jean Pierre.retourhp

Ça s'est passé un mardi. A 11 h 52, la Moneda a été bombardée. A l'époque, je n'avais jamais mis les pieds en Amérique du Sud, mais j'étais déjà passionné par l'histoire de ce continent. Quelques années au paravent, j'avais rédigé un mémoire sur l'Unité Populaire chilienne qui avait amené au pouvoir Salvador Allende et qui, ici en France et en Europe, avait suscité de nombreux espoirs. Une coalition de gauche arrivait au pouvoir, sur le continent américain, par les urnes. C'était une coalition des partis chiliens de gauche et de centre gauche composée par le Parti socialiste, le Parti communiste, le Parti social-démocrate, le Mouvement d'action populaire unitaire (MAPU), l'Action populaire indépendante (API) et la gauche chrétienne. Ce que l'on a nommé " l'expérience chilienne " a duré 1 000 jours. J'ai appris la nouvelle par la radio. C'était le 11 septembre. Un choc. Un espoir d'alors s'envolait. Il y en eut d'autres. Politiques ou affectifs.

Le 11 septembre 1973, un coup d'Etat militaire renversait le gouvernement légalement élu, appuyé ou pour le moins approuvé par les Etats-Unis. Il s'ensuivit une répression impitoyable faite d'enlèvements, de tortures, d'exécutions, de disparitions d'opposants politiques. L'opinion et la presse internationale se sont emparées de cette situation, dénonçant ce qu'il est convenu d'appeler pudiquement "une atteinte aux droits de l'homme". Mais la répression politique et sa dénonciation ont caché une autre atteinte aux droits de l'homme, l'instauration d'un ordre économique que l'on qualifiera de néo-libéralisme s'inspirant des théories de Milton Friedmann et mis en place en grande partie par des économistes chiliens et état-uniens, les " Chicago-boys ", du nom de l'université où Milton Friedmann enseignait. 

Tout laisse à penser que depuis de longue date le Chili avait été choisi pour servir de "laboratoire" à cette théorie qui devait par la suite inspirér des " leaders " politiques comme Donald Reagan ou Magaret Tatcher avant qu'elle s'étende à la manière d'une pandémie.

L'idée germait depuis longtemps. En 1956, sous le patronage de l’Université de Chicago, un accord fut signé avec l’Université catholique du Chili. Celui-ci permettait à des étudiants boursiers chiliens de poursuivre leurs études en économie à Chicago. La conséquence en fut la transformation de l’enseignement économique au Chili. Par la suite furent organisés des cours d’économie qui ont été spécialement conçus pour des dirigeants d’entreprises ou politiques. Tout ceci déboucha sur une proposition d'élaborer un programme économique. Un groupe commença la rédaction d’un "programme de développement économique", connu plus tard sous le nom de « El ladrillo » (la brique en français).

Ce programme qui avançait masquer sous couvert d'économie, consistait pour résumer à privatiser tous les services publics (santé, éducation, énergie, protection sociale, infrastructures, ouverture sans restriction à la concurrence internationale, etc.) est aussi une philosophie politique, qui a séduit de nombreux hommes politiques européens de droite comme de gauche avec heureusement des conséquences moins graves sur la vie des citoyens de nos pays.

La mise en place d'un nouvel ordre politique et économique était, à mon avis, prévu depuis longtemps. Sans doute bien avant l'arrivée au pouvoir de l'Unité Populaire qui n'a été qu'un prétexte pour perpétrer ce coup d'Etat.

En résumé, on a abandonné le peuple, sans aucune régulation, à la loi du marché au profit des forces économiques. La dictature a fini avec le départ de Pinochet en 1990. Mais la constitution qui livrait toute une partie de la population aux lois sauvages de l'économie a perduré jusqu'à nos jours. Un des défis majeur du Président chilien actuel est de trouver un compromis acceptable avec toutes les forces politiques du pays pour changer cette constitution. 

 

4 décembre 1972

allendeSavaldor Allende, élu deux ans auparavant président de l’Etat chilien, prononce à New-York un discours devant l’assemblée des Nations Unies. Il déclare dans un passage :

« Nous sommes face à des forces qui opèrent dans l’ombre, sans drapeau, avec des armes puissantes, postées dans des zones d’influence directe.

Nous sommes face à un conflit frontal entre les multinationales et les Etats. Ceux-ci sont court-circuités dans leurs décisions fondamentales - politiques, économiques et militaires - par des organisations qui ne dépendent d’aucun Etat, et qui a l’issue de leur activité ne répondent de leurs actes et de leurs fiscalités devant aucun parlement, aucune institution représentative de l’intérêt collectif. En un mot, c’est toute la structure politique du monde qu’on est en train de saper»

Moins d’un an après, il sera renversé par un coup d’Etat militaire, appuyé et approuvé, de longue date par le gouvernement des Etats-Unis. Ce coup d’Etat établira une dictature militaire, mais aussi mettra en place un ordre économique, souvent dénommé « néolibéralisme », mais qu’il faudrait plutôt qualifier d’ultra ou post-libéralisme. Les libéraux du XIXe siècle n’avaient rien à voir avec les « Chicago-boys » qui conseillaient Pinochet. Cette idéologie, car s’en est bien une, venait, entre autres, des théories de Milton Friedmann qui dirigeait la section économique de l’université de Chicago.

Le Chili avait été choisi pour devenir le laboratoire de la mise en place de ses théories qui allaient essaimer dans le monde entier par des méthodes moins violentes, mais avec la complicité d’hommes politiques de droites et la trahison de politiciens de gauches.