Le bonheur, ce sera pour plus tard

Présentation

Vous trouverez, ci-dessous, des textes qui ont la prétention de constituer un ensemble cohérent. Il s'agit d'une fiction qui s'adresse, comme toutes les fictions, à tout le monde et à personne à la fois ou alors peut-être à ceux ou à celles qui croiraient s'y reconnaitre.

Coupures de presse

Le 27 mars 1996, un article dans l’hebdomadaire « La dépêche des deux lacs » parle de la disparition d’une enfant de 14 ans dans les jours qui ont précédé : « Dimanche dernier, 24 mars, une fillette de 14 ans qui avait passé la journée chez une amie de ses parents en compagnie d’autres enfants n’est pas rentrée au domicile familial. La gendarmerie a été avertie vers 18 heures et a lancé aussitôt des recherches. En vain jusqu’à présent. Les parents ont déclaré aux gendarmes que vivant dans le même quartier pavillonnaire, les enfants avaient l’habitude d’aller jouer les uns chez les autres et de rentrer chez eux à pied. Ils ontcoupures02 également ajouté que leur fille était une enfant sans problème et qu’il était impensable qu’elle ait pu faire une fugue. Les ami(e)s de la petite Tiffany disent avoir fait avec elle un bout de chemin et l’avoir quitté au carrefour des « Peupliers ». On imagine facilement l’inquiétude des parents et la stupeur dans cette petite commune de deux mille habitants réputée pour sa tranquillité. La gendarmerie a immédiatement entrepris des recherches, jusque-là en vain, malgré la participation des habitants du village auxquels se sont joints des habitants de villages voisins. La gendarmerie a également lancé un appel à témoin, le moindre indice pouvant aider les recherches. Les enquêteurs ont par ailleurs procédé à des perquisitions et à des interrogatoires jusque là sans résultat. Au moment de sa disparition, elle portait une robe à pois rouge et des chaussures rouges aussi. Elle était coiffée d’un béret blanc. »

La semaine suivante, le même hebdomadaire revint sur l’affaire  : « La petite Tiffany n’a toujours pas été retrouvée et l’inquiétude grandie. Un homme a été soupçonné sur le témoignage d’une personne ayant déclaré l’avoir aperçu de sa fenêtre en compagnie d’une fillette à l’heure et à l’endroit où les enfants disent l’avoir quitté le soir du drame. Son avocat a fait valoir que le témoin présentait, depuis plusieurs mois, des troubles psychologiques qui ont pu altérer son appréciation. Le médecin qui le soignait confirmera. Il sera ensuite relâché, un autre témoin ayant attesté qu’il l’avait rencontré par hasard au moment de la disparition dans le centre du village où il était venu pour jouer à la pétanque comme il le fait souvent. L’enquête est pour le moment au point mort. Malgré tout, les recherches se poursuivent. » L’affaire n’a jamais été résolue. On ne retrouva ni l’enfant ni son corps. Le mystère resta complet et continue encore aujourd’hui de planer sur le village.

1998 -  Vingt-huit mois plus tard dans le même hebdomadaire, « La dépêche des deux lacs », un premier article relate le meurtre d’un homme au bord d’une rivière où il était à la pêche : « Hier après-midi, aux environs de 15 heures, un couple de promeneur a découvert sur les bords du lac « de la Pierre fendue » le corps d’un homme sans vie. La victime était à la pêche. Des voisins confirmeront qu’il avait l’habitude d’aller pêcher à cet endroit. L’enquête menée par la gendarmerie nous a appris qu’il avait été tué par balles. Quel peut-être le mobile du crime ?  Altercation ayant mal tourné ? Son assassin avait-il prémédité son acte ? Vengeance ? La victime avait été soupçonnée, puis innocentée, dans l’affaire de la disparition de la petite Tiffany, il y a de cela environ deux ans et demi.  Il était connu dans le village pour être un homme solitaire et vivant seul avec son chien. Ces voisins ne semblent pas lui connaitre d’ami. L’un d’eux le décrira, comme taciturne, ne parlant que très peu et se réfugiant dans la pratique de la pêche depuis le drame dont il fut un temps accusé.  Cette affaire avait défrayé la chronique et profondément traumatisée la population de la région. Y-a-t-il un lien entre les deux affaires. Pour l’instant, l’enquête suit son cours. »

Et puis dans les jours qui suivirent, un autre article donnera ces précisions : « L’enquête piétine toujours, pas de dénouement dans l’affaire du meurtre du lac de « la Pierre fendue ». La victime soupçonnée, en son temps, dans la disparition de la petite Tiffany, les enquêteurs s’étaient orientés vers la piste d’une vengeance de la part de sa famille ou de ses proches. L’emploi du temps des parents le jour du crime les a rapidement innocentés. Il en sera de même pour les proches de la famille. Les gendarmes s’orientent vers le crime d’un rôdeur. Nous n’en savons pas plus. Ce que nous avons, par contre appris, c’est que l’arme du crime datait de la deuxième guerre mondiale, ce qui n’a pas manqué d’interpeller les enquêteurs. » Comme pour la disparition de l’enfant, on ne retrouva jamais le coupable. 

 2008 - Coupure de presse, datant du 16 mai, dans un journal local relatant un accident d’une femme cycliste : « Avant-hier, mercredi 14, en début de soirée au carrefour des Berthoux, une femme en bicyclette a percuté un panneau qui a été posé au bord de la chaussée pendant les travaux de mise en conformité du réseau du gaz. Déséquilibrée, elle a ensuite été heurtée par une voiture qui arrivait de la rue François Michaud. Heureusement, la voiture roulait à faible allure. Ce qui aurait pu être grave, ne s’est finalement avéré qu’un accident sans conséquence. La victime a quand même été transportée à l’hôpital où elle est restée une nuit pour des examens de contrôle avant de regagner son domicile le lendemain. Il n’en reste pas moins que ce carrefour peut se révéler dangereux, dans cette partie de la ville en travaux depuis un mois, dans un endroit mal éclairé. »

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Un jour... quelque part

« Vanité, vanité, tout n’est que vanité. ».

« Toute chose sous le soleil a un temps.

Il y a un temps pour naitre, un temps pour mourir, […] ». L’Ecclésiaste.

 

2015

Toute chose sous le soleil a un temps, nous dit l’Ecclésiaste. Mais l’astre solaire, lui-même, n’est pas éternel. Les estimations des scientifiques, donne au soleil une espérance de vie de 10 milliards d’années. Une aubaine pour la vie sur Terre. Notre étoile n'est aujourd'hui âgée que d’environ 5 milliards d’années. Il lui reste donc plus ou moins encore autant à vivre. La luminosité du soleil augmentera d’environ d’un dixième chaque milliard d'années, transformant progressivement, au fil du temps, notre planète en un enfer brulant et désertique. Un réchauffement climatique puissance mille rendant impossible toute vie terrestre et cela malgré tous nos efforts d’aujourd’hui pour réduire notre emprunte carbone. Au bout du compte, nous ne sauverons pas la planète. Ensuite, vers la fin, il virera du jaune au rouge, se mettra à gonfler comme les ballons rouges de notre enfance et engloutira toutes les planètes environnantes et la Terre à l’occasion. Il restera ainsi durant un demi-milliard d’années. Quand le soleil s’obscurcira, l’humanité aura disparu depuis longtemps déjà. Et, il n’y aura rien à regretter. Il va refroidir graduellement, jusqu’à s’éteindre complètement. Puis, il s’effondrera sur lui-même pour devenir une toute petite étoile pas plus grosse que notre Terre. Quelle déchéance pour ce géant, devenu « has been » ! Le soleil, élevé par certaines civilisations au rang d’un Dieu, deviendra, nous disent les scientifiques une « naine ». Tout fout le camp, ma pauv’ dame. Comme quoi, quand les hommes nous parlent de leur Dieu, il faut se méfier ! Il n’explosera même pas comme certaines étoiles à la fin de leur vie pour devenir des supernovae. Ça au moins, ça serait classe. Tout cela ne se terminera même pas en un spectacle grandiose, en un son et lumière cosmique. Moins « fun » qu’une journée au Puits du Fou, au parc Astérix ou un feu d’artifice sur la Tour Eiffel, un soir de 14 juillet. Dommage, cela aurait été gratuit. Il y a de quoi avoir des regrets. L’humanité et la terre qui l’héberge n’ont pas toujours existé et viendra ainsi le moment où elles disparaitront l’une et l’autre. Et ce sera un évènement insignifiant à l’échelle interplanétaire. L’humanité retournera au néant. Sidéré, quelque part dans le vide sidéral. Elle qui déjà est infime dans l’infini. Le dernier qui partira n’aura même pas à éteindre la lumière, la grande minuterie céleste s’en chargera 2,5 milliards d’années plus tard. La planète, avant de disparaitre, sera débarrassée de cette vaine et permanente agitation que l’humanité s’ingéniait à perpétuer. Il en est de même pour chacun d’entre nous. Nous sommes venus au monde et nous le quitterons. C’est la seule issue et la seule certitude. Nous disparaitrons, mais l’univers continuera sans nous. Il y a bien longtemps, la vie est apparue sur cette planète et dans un temps lointain pour les hommes d’aujourd’hui, elle dégagera le plancher des vaches comme nous. Nous, évidement, ce sera, à plus brève échéance. 

Cette pensée le ramenait à sa prime jeunesse. D’aussi loin qu’il se souvenait, il lui semblait avoir eu l’intuition que la mort était l'accomplissement de la vie, comme au théâtre la scène finale résume et conclut la tragédie qui vient de se jouer. Cette idée s’était toujours imposée à lui. La façon et le moment de quitter ce monde prenait ainsi toute son importance et la fin résumait tout ce qui avait précédé comme si nous n’avions vécu que pour ce dernier moment. La vie n’était qu’un long apprentissage de la mort. Chaque instant de notre vie participe à cette longue, mais irrémédiable agonie. Longue, enfin à l’échelle du temps humain, c’est-à-dire trois fois rien. Nous ne vivons finalement que pour cet ultime instant. On peut réussir ou rater sa vie. D’ailleurs qu’est-ce que cela signifie réussir ? Cela dépend de tellement de circonstances et pas seulement de soi. Et puis réussir ! Mais réussir quoi puisqu’à la fin du parcours, le résultat est le même ? Alors, il nous reste à mourir debout. Le théâtre de la vie n’est qu’une répétition plus ou moins longue, plus ou moins ardue à vivre ce moment. Nous savons que la mort est au bout de la vie et que nous n’y échapperons pas. Alors apprendre à mourir avec dignité et élégance devrait être notre seule exigence. Un ultime panache, comme l’orchestre sur le pont du Titanic qui continua à jouer de la musique jusqu’au dernier instant. 

Toute notre vie, nous ne passons notre temps à rien d’autre qu’à des futilités. A chercher à être à la mode, à gagner du pognon et à faire savoir qu’on en a, à montrer notre dernière bagnole, à nous vanter de nos minces exploits, qui n’en sont pas, comme nos vacances à l’autre bout du monde, nos performances sportives ou considérées comme telles, les filles que nous prétendons avoir séduites ou que nous cherchons à faire croire que nous les avons séduites. Tout ça, ce n’est que de la poudre aux yeux envoyée, pour frimer, au visage des autres, pour flatter notre égo et notre connerie, mais surtout à nos propres yeux, pour masquer ce que nous ne voulons pas voir, c’est-à- dire que nous allons mourir. Vivre lucide, regarder la mort en face même si c’est difficile. Sa simple évocation nous terrorise et nous fait fermer les yeux, pour y échapper, comme lorsque nous fixons le soleil. Essayer de faire, à sa mesure, de sa vie une oeuvre d’art. Vivre sa vie en homme libre. Libre, autrement-dit allégé de toutes ces choses inutiles et encombrantes qui alourdissent le chemin, la recherche de la gloire, du pouvoir et l’accumulation de biens matériels plus que nécessaire à l’acquisition d’une autonomie qui permette de vivre, en toute sobriété, tous les possibles. Vivre pleinement sa mort, en pleine conscience.  Le reste n’est que reptation. Illusion d’esclave.

Et souvent, lui revenait en mémoire ces souvenirs de l'enfance où les fantômes de l'esprit venaient le hanter dans les couloirs de la nuit. Que voulaient-ils ? Le protéger ? Venaient-ils le chercher ? Qui étaient-ils ? Etaient-ils bienveillants, soufflant sur lui une douce protection ? Ou bien de quels maléfices étaient-ils porteurs ? Voulaient-ils lui rappeler que sa place était à leurs côtés. Alors, il luttait pour ne pas s'endormir. Il s'y refusait, croyant que s'il sombrait dans le sommeil, ces présences indicibles viendraient l'emporter vers leur royaume. Il luttait et le petit matin le surprenait. Il se laissait aller au sommeil qu'il ne pouvait plus contrôler. Avec l’adolescence et ensuite à l’âge adulte, ces peurs s’étaient dissipées jusqu’à disparaitre. Mais il arrivait qu’elles reviennent. Et ces moments de son enfance, il les vivait encore, différemment, bien sûr, mais en tout cas, il en gardait un souvenir indélébile.

 En se levant ce matin, il sentit confusément comme une présence. Sous quelle forme allait-elle se manifester. Et tout compte fait, il se dit que la mort, lorsqu’elle survenait simplement au bout d’une vie accomplie, était sans doute moins violente que les premiers instants de celle-ci lorsque des millions de spermatozoïdes s’étaient entretués pour donner naissance à un être, rejouant à chaque fois la violence du chaos primitif, nécessaire prélude à l’existence. La vie, il le savait, est une tragédie violente et barbare. La vie n’est pas naturellement douce et paisible. Il faut toute la vigilance des hommes pour la rendre vivable en y introduisant un peu de raison et d’amour. Enfin quand ils y pensent ! Mais comme ils sont occupés à bien d’autres choses ! Et puis, tout cela, raison et amour, n’est pas dans leur nature, n’est pas dans la nature. 

 Il se remémora le passage d’un livre lu, autrefois, bien avant de venir s’installer ici. « La condition humaine » d’André Malraux : « On peut tromper la vie longtemps, mais elle finit toujours par faire de nous ce pourquoi nous sommes faits. » Il s’en souvenait parce qu’il l'avait relu, hier encore, au milieu de sa nuit colorée des illuminations de ses insomnies. Sans doute longtemps, lui aussi, avait-il essayé de tromper la vie comme tout un chacun, de s’arranger avec ? De cacher une plaie, un manque. Et, puis au bout du compte, ayant compris la vanité de toute chose, il s’était résolu à n’être que ce qu’il était, une espèce de songe, un livre inachevé, une ombre sur le mur qui est là de passage. Il avait le sentiment qu’il était venu sur terre sans avoir rendez-vous. Plus le temps passait, plus il s’appliquait à effacer les traces de son passage. Il avait toujours vécu ailleurs, égaré et rêveur. Dans un carnet aux pages épuisées de tant de notes griffonnées maladroitement au hasard de ses lectures, il avait écrit cette réflexion du psychanalyste, Carl Gustav Jung : « Quand règne ce qu'on appelle "un silence de mort" […] l'atmosphère est sinistre. De quoi a-t-on peur ? Des fantômes ? Sûrement pas. Ce que nous craignons, en réalité, c'est ce qui pourrait surgir du plus profond de nous-même et que le bruit tient à l’écart ». Quand, il regardait autour de lui, il se disait que la fureur et la férocité du monde n'était que le bruit qui permet aux hommes d'échapper à eux-mêmes.

 Longtemps, il avait pensé que l’amour venait tout sauver. Peut-être que l’amour a été inventé par Dieu, se disait-il, pour s’excuser d’avoir créé la violence du monde. Mais l’amour ne règle rien, car il peut se révéler étouffant, brutal ou hypocrite. L’amour, ça peut faire mal, parfois. Très mal. Alors pourquoi cherchons-nous l’amour à tout prix au point que son absence provoque un manque et de la souffrance ? Sûrement parce que nous avons besoin de cette brutalité et de cette souffrance pour nous sentir exister ? Qu’elles sont le sel de la vie. Notre oxygène. Et puis pourquoi, s’il existe, Dieu, s’excuserait-il. Il a donné à l’homme le libre arbitre. La liberté de choisir entre le bien et le mal. Si le mal n’existait pas, quelle valeur aurait le bien. Quelle valeur de faire le bien si on n’a pas le choix de faire le mal. La notion du bien n’existerait même pas comme le jour n’existerait pas sans la nuit. L’idée même nous en serait inconnue. D’ailleurs, cela n’évoquerait rien pour nous. Gandhi, sans la possibilité du mal, ne serait qu'un robot qui emprunterait un unique chemin tracé par avance par un algorithme. Sans Auschwitz, Gandhi n'est rien.

 Depuis longtemps, ses forces déclinaient. Il le sentait même s’il gardait toujours en lui une certaine vigueur et un profond goût de vivre fait de dégustation du quotidien et de curiosité. Il se délectait de cette lente descente, jouant avec sa fin prochaine comme flirtent deux amants. La mort le cherchait, le provoquait. Lui se dérobait à ses avances. La repoussant parfois. L’appelant quelquefois. La mort lui tournait autour en un tendre jeu érotique.  On est sans doute vraiment soi-même qu’aux ultimes instants, au dernier souffle. Il n’y a alors plus rien à gagner, plus rien à perdre. Nous apparaissons tel que nous sommes. Nu, sans masque ni cache sexe. Il n’y a plus besoin, de se cacher derrière les conventions hypocrites, derrière nos mesquineries, nos bassesses, derrière des bribes de fierté, des restes d’amour-propre, de paraitre pour ce que l’on n’est pas, de croire et de faire croire qu’on ne craint rien, de montrer la force que l’on n’a pas. Nous voilà libres. Libre ! Etre libre, c’est ne plus rien avoir à perdre que l’idée de soi-même. Ce qui apporte à l’homme la plénitude, n’est pas de trouver un sens à la vie mais d’accepter la mort comme le pendant de la vie. Accepter la mort, c’est accepter la vie. Il n’y a pas de vie sans la mort, comme il n’y a pas de lumière sans les ténèbres. 

Bien qu’il ne s’y habituait pas, l’idée de mourir ne le remplissait pas de terreur. Il l’attendait, mais sans être pressé, non plus. Non ! Ce qui le chagrinait, le plus, c’était de ne pas connaître la suite. Le monde était un mystère et partir sans en avoir percé le secret le tourmentait plus que de disparaitre. Il s’en consolait en se disant que dans de courts, mais intenses moments, il avait entrevu l’indicible. Et cette vision l’avait rendu éternel le temps d’un instant, l’espace d’un souffle. Il avait la conviction que la vie ne devrait jamais être enlevée « en douce ». Chacun devrait avoir le droit de savoir qu’il est en train de quitter l’existence. Il ne voulait pas que l’on lui vole sa mort. On ne meurt qu’une fois. Autant en profiter.

 Il avait toujours jeté sur le monde et les autres un regard distant. Il avait pourtant cherché des moments de fraternité. Sans doute avait-il perçu très tôt  qu’il convient de ne pas demander aux hommes plus qu’ils ne peuvent donner. Certains disposent d’une capacité à se surpasser parfois, mais dans l’ensemble, les possibilités des hommes restent très limitées à ce stade de l’évolution. Aussi, s’était-il contenté de peu de la part de ses contemporains. Se réjouissant finalement quand ce monde offrait occasionnellement autre chose, même très brièvement, qu’un spectacle désolant. La vie se résumait à un long voyage ennuyeux que l’on subit avec le regret de l’avoir entrepris. Et puis au détour d’un chemin nous apparait une scène furtive de pure splendeur. Un paysage où le soleil, derrière la brume du matin, ravit à la plaine son manteau de givre. Une soirée, accoudé au comptoir d’un bar, dans un espace enfumé aux effluves d’alcool et d’amitié. Un moment d’éternité dans des yeux remplis de caresses où l’on avait trouvé comme une raison de vivre un moment de plus, de continuer un peu le chemin, un matin du monde où la lueur du jour naissant ne semblait faite que pour soi. Et pour ces moments de bonheur, on ne regrette pas d’avoir été là. Ils effacent tout le reste. Tout parait si beau. Alors tant pis pour la merde tout autour si ces éclairs d’une improbable tendresse permettent même un court instant d’échapper à la médiocrité du quotidien.

Pour lui, plus rien n’avait d’importance. Il avait mis avec le temps de la distance avec tout, événements et sentiments d’aujourd’hui et du passé. Le monde l’intéressait toujours, mais il l’observait en spectateur. Il survolait les choses. S’il cherchait encore à comprendre et à l’occasion se passionnait, c’était seulement par curiosité intellectuelle. L’actualité du monde ne le préoccupait plus. Non, c’étaient surtout les grands mystères qui nous entourent qui l’exaltaient. Les origines du monde, si seulement, il y a une origine. L’expansion de l’univers. Si l’univers est en  expansion, dans quoi se développe-t-il ? Au-delà de lui-même. Mais alors, qu’y-a-t-il au-delà de l’univers ? L’idée du temps. Les étoiles, les galaxies, l’infini et aussi l’éternité qui nous ramène au temps. Le temps existe-t-il seulement ? Tout cela, le tourmentait bien plus que les problèmes de quotidien.

 Comme tous les matins, après avoir quitté son lit, il souleva les rideaux et regarda dehors. Le ciel était clair et la journée promettait d’être plutôt ensoleillée. La température serait sûrement clémente. Il s’habilla après une toilette succincte, comme l’y autorisait seulement le peu de confort dans lequel il vivait. Confort de rien, mais confort quand même pour les gens d’ici auxquels il avait fini par s’assimiler. Il poussa la porte et sortit. C’est alors qu’il l’aperçut. D'aussi loin qu'il la vit, il la reconnut. Leurs regards s’étaient déjà croisés. Furtivement dans un moment dramatique pour elle et lui. Mais il était sûr que c’était elle. Sa silhouette, comment aurait-il pu l’oublier ? Elle était gravée en lui, dans ses yeux, mais également dans chaque pore de sa peau. Il aurait pu tenter de fuir, mais il n’en avait sans doute pas la force. Il n'en avait pas, non plus, l'envie ? Il l’attendait depuis un certain temps, surpris qu’elle ne soit pas venue plus tôt, même s’il se demandait comment elle avait pu le retrouver.

Que laissons-nous ? Qu’allait-il laisser ? Il doit bien rester des traces de nous avant que tout disparaisse. Ce qui est de nous, est et restera tant que nous serons là. Après… nous mourrons définitivement avec la disparition de ceux qui se souviennent de nous. Des traces de notre enfance. Des traces de l’amour que nous avons donné ou que nous avons reçu. Des traces légères de courage éphémère. Des traces de lâcheté que nous trainons pesamment. Des traces des décisions que nous avons prises et de celles, que nous n'avons pas osé prendre. Des traces de nos remords. Des traces de nos regrets. Il avait toujours cru qu’il ne fallait pas s’ancrer, mais vivre légèrement. Pas s’imposer lourdement. Pour cela, il avait toujours fui les honneurs même les plus banales et la gloire même la plus facile. Il avait vécu en secret. Etre connu ne l’avait jamais intéressé. Le pouvoir et l’argent ne l’avaient jamais motivé. Et puis avec l’âge, il s’était dit qu’il avait peut-être eu tort. Qu’il s’était privé de plaisir et de confort, même si ce ne fut qu’un confort moral. Qu’il ne s’était pas accompli comme il aurait dû. Qu’il n’avait pas réussi comme beaucoup de gens se plaisent à dire. En vieillissant, il avait compris qu’il avait eu raison. Il avait vécu plus léger, débarrassé du poids des choses et du regard des autres. Vivre au grand jour lui était devenu impossible. Il faut dire que la vie qu’il avait choisie ou qui s’était imposée à lui ne lui avait guère permis ce genre de frivolité. 

Son esprit convoqua des épisodes de son passé, mais sans une impérieuse nécessité. S’il prenait plaisir à se remémorer quelques passages qui avaient agrémenté son existence ou à repenser à des souvenirs douloureux ou moins glorieux, l’évocation de ce temps révolu n’était pas ce qui l’intéressait le plus, même si le passé l’avait longtemps hanté, comme un film qui tourne en boucle sans que l’on puisse l’arrêter. Le passé est-il autre chose qu’un montage d’images floues, de souvenirs qui ne sont que le désordre de la mémoire ? Le passé n’est jamais vraiment objectivement ce qu’il a été. Il devient au fil des ans ce que l’on en fait, c’est-à-dire quelque chose qui rend le présent supportable.

 Ce qu’il allait advenir dans les instants qui allaient suivre, il le savait, l'anticipait, l'appelait et le redoutait. A ce moment-là, ses pensées le ramenaient à sa jeunesse. Dans sa jeunesse, on lui avait toujours dit : « pense à ton avenir ». Mais il avait toujours su que son avenir, comme celui de tous les hommes, c’était la mort. La vie va inexorablement vers la même destination, seul change le chemin. Certains vous diront : « Ah ! Si c’était à refaire ». Mais de toute façon, nous fonçons tous dans le même mur, seul change le véhicule dans lequel nous roulons. Mais que pouvait-il répondre, enfant qu’il était, devant ces adultes bardés de leurs certitudes apprises, enchainés à leur vérité toute faite, esclave de leur cécité, certains que leur âge leur donnait un avantage sur lui. Il ne parlait pas le même langage. Il se sentait d’ailleurs. D’un autre pays. D’une autre planète. Lorsque l’on a compris cela, comment se sentir d’ici, comment porter un intérêt plus que nécessaire à l’argent, la notoriété, le pouvoir, la réussite, au regard des autres, à leur jugement. Car après tout, s’enfermer dans ses valeurs, c’est cela la vraie mort. Ceux qui y attachent un intérêt excessif sont des morts-vivants. Comment continuer à vivre dans ce monde-là quand on a compris tout cela dès l’enfance ? Comment ne pas être pris de terreur quand on sait qu’il va bien falloir y entrer dans ce monde. Comment survivre, sinon en se réfugiant dans la solitude et l’imaginaire. Se sentir différent lui avait sauvé la vie. Oui, il avait cultivé sa différence comme une exigence, mais jamais comme une fanfaronnade, avec modestie, sans en tirer orgueil, en se faisant discret, en se faisant oublier, en se retirant en lui-même. Une exigence qui appelle de la clairvoyance sur les choses, sur soi et sur les autres, mais vous condamne à la solitude. Quand le monde ne peut vous apparaitre que tel qu’il est, dans sa nudité la plus absolue, cela vous éloigne imperceptiblement, mais surement, jour après jour, de ceux qui ne partagent pas votre vision du monde et qui pourtant peuvent vous être proches. Traquer la vérité cachée derrière chaque chose, chaque être. Voir la mesquinerie, la lâcheté, l’orgueil, la médiocrité, qui avancent masqués derrière chacun, mais aussi derrière soi-même. Se voir tel que l’on est, sans complaisance. Comment porter ce regard sur ceux qui vous entourent et que l’on aime, et surtout sur soi-même, sans en souffrir. 

Elle était là. Elle approchait. Elle le regardait. Leurs regards, une nouvelle fois, se croisèrent. Ils se reconnurent, même s’ils ne s’étaient aperçus que brièvement. Ils ne dirent rien ni l’un ni l’autre parce qu'il n’y avait rien à dire. Ils n’auraient pas pu. Ils n’auraient pas su trouver les mots. Ils étaient pareils, il le pressentait. Du genre silencieux. Ils avaient juste conscience d'accomplir leur destin. Comme au théâtre, la vie leur avait à un moment assigné un rôle. Et ce rôle les engageait et les liait, elle et lui. Il ne lui en voulait pas, et même il la comprenait. Depuis longtemps, il souffrait de sa douleur qu’il supposait et qu’il ressentait. Elle eut un temps d’hésitation. Son bras se leva. Il ne voyait plus rien. Le soleil du matin qui avait passé la montagne, venait le frapper, et l’aveuglait. Il y eut le bruit sec d'une détonation. 

Sa vie n’avait été qu’un moment éphémère. Un moment insignifiant avant de disparaitre comme la vague reflue à peine a-t-elle effleuré la plage. Un retour dans la nuit du grand magma cosmique. Il avait vécu en pensant que vivre, c’était s’efforcer de s’unir à l’univers. Qui sait, s’il ne venait pas d’y parvenir ?

Et l’Ecclésiaste conclut : « […] il y a des justes et des sages, Dieu voit leurs faits et gestes, mais nul ne sait si les hommes méritent Son amour ou Sa haine. A ses yeux tout semble vanité. Pour tous, vicieux ou vertueux, coupables ou innocents, hérétiques ou dévots, parjures ou loyaux, la fin est identique. »


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A suivre

La suite au prochain chapitre.